Malcolm Little rentre en prison avant de souffler ses vingt-et-une bougies, il est jeune, insolent et inspire la crainte et le respect. Dans les prisons américaines, nombre de détenus se tournent alors vers la spiritualité, la majorité écrasante, vers le christianisme. Mais Malcolm refuse catégoriquement de faire partie de ces gens, il refuse de se laisser attendrir et cultive la haine. C’est dans ce contexte qu’il menace, à titre préventif, quiconque oserait lui parler de Dieu. Dans le pénitencier, cette attitude lui vaut le surnom de « Satan ».
Réginald et Philbert, deux de ses frères, viennent de rentrer dans la NOI (Nation Of Islam), organisation suprématiste noire se réclamant abusivement de l’islam. Ce dernier prend les devants et envoie une lettre à Malcolm pour l’inviter à adhérer à la NOI. Celui qui se fait appeler Satan en prison ne se gêne pas de lui dire ce qu’il pense de sa « sainte » église. Reginald, quant à lui, connait trop bien Malcolm que pour tenter de lui parler de Dieu, de Prophétie, de respect ou d’amour fraternel. Il rédige une lettre en s’adressant à lui selon son langage et son tempérament : « Malcolm, ne mange plus de porc et ne fume plus. Je te montrerai comment sortir de prison ».[1] Malcolm accepte de suivre la recommandation, même s’il est loin de comprendre comment, il estime que si son frère lui dit que c’est une façon de sortir de prison c’est que cela doit l’être. C’est ainsi qu’il va, de fil en aiguille, commencer à suivre les préceptes de la NOI jusqu’au jour où, depuis sa cellule, il reçoit une lettre du « vénérable » Elijah Muhammad, chef et « Prophète » des musulmans noirs de la NOI. Ce dernier y dit : « Tu ne sais pas qui tu es. Tu ne sais même pas, parce que le Blanc s’est bien gardé de te le dire, que tu appartiens à une civilisation très ancienne, riche en or et en rois. Tu ne connais même pas ton vrai nom de famille, tu ne reconnaîtrais pas ta propre langue si tu l’entendais parler. L’homme blanc t’a bien aliéné. Depuis le jour où le diable blanc t’a assassiné, violé, arraché à ta terre natale dans la personne de tes ancêtres, tu as été sa victime. »[2]
Il décide alors d’abandonner son nom de famille. « Little » n’était que le nom donné par un maître blanc à son ancêtre, esclave noir, il le remplace par le symbole de l’inconnue mathématique, le « X ». Dorénavant il sera Malcolm X, membre de la Nation Of Islam, disciple du Prophète Elijah Muhammad et descendant d’une civilisation très ancienne, riche en or et en rois, malheureusement dépouillée depuis longtemps par les diables blancs.
Malcolm X reçoit de nombreuses lettres d’autres disciples d’Elijah et commence à changer. Il décide de se former de façon intensive depuis sa cellule afin de rattraper toutes les années perdues. Il se retire et passe son temps à lire, de jour comme de nuit, il lit tout ce qui lui passe entre les mains. Il dira plus tard qu’il n’a jamais été aussi libre qu’en prison car, là-bas, il avait un accès total au savoir et aucune autre responsabilité. Afin d’enrichir son vocabulaire, il décide même d’étudier le dictionnaire et en recopie chaque mot avec sa définition. Il se sent investi d’une mission, les Noirs ont été trompés par les Blancs depuis trop longtemps et il doit se préparer à les informer. En parallèle, il participe régulièrement à l’atelier de débats organisé pour les prisonniers, il y apprend ainsi à défendre des idées, à argumenter, et à démonter méthodologiquement les contre-arguments de ses opposants.
« Lorsque je découvris, peu après, en prison, Allāh et la religion islamique, ma vie fut transformée. »[3]
Sa conception de la foi islamique est pourtant, à cette époque, grotesque et totalement erronée :
- Il voue un culte au leader du Mouvement, Elijah Muhammad, et comme tous les autres disciples de la NOI, il l’idolâtre, considère qu’il est Prophète et le divinise. Ces croyances sont incompatibles avec le premier pilier de l’Islam : l’intime conviction qu’il n’y a de Dieu que Dieu et que Mohammed (ﷺ) est son Messager – considéré comme le sceau de la prophétie : le dernier des Prophètes.
- Les thèses et les discours de la NOI sont haineux et belliqueux envers les Blancs, qui dans sa conception suprématiste noire, sont considérés comme des « diables ». Pourtant, le Prophète de l’Islam (ﷺ) rappela lors de son sermon d’adieu : « Toute l’humanité descend de Adam et Eve. Un Arabe n’est pas supérieur à un non-Arabe et un non-Arabe n’est pas supérieur à un Arabe. Un Blanc n’est pas supérieur à un Noir et un Noir n’est pas supérieur à un Blanc, si ce n’est seulement par la piété et la bonne action. »[4]
- Bien que non-orthodoxes, les pratiques de la NOI n’en restent pas moins rigides. Le Mouvement impose la dureté, la fermeté et s’organise de façon quasi militarisée. Les codes vestimentaires, familiaux, sociaux, culturels, religieux sont extrêmement contraignants et toute entrave à la règle entraine le bannissement temporaire ou définitif de l’organisation religieuse. Cette conception de la vie est également incompatible avec l’Islam tel qu’il a été révélé à notre Prophète Mohammed (ﷺ). L’islam n’est pas venu pour contraindre les Hommes mais pour les libérer : {Nulle contrainte en religion}. (Coran, 2 : 256)
L’origine de l’homme blanc selon la Nation Of Islam« Au commencement, la lune avait été séparée de la terre. Ensuite les premiers hommes, les hommes noirs, fondèrent la ville sainte de La Mecque […] Il y a environ 6.600 ans, soixante-dix pour cent des gens étaient contents, et trente pour cent mécontents. Parmi les mécontents, il y avait un certain « Monsieur Yacub » […] Il avait appris, entre autres, à élever de nouvelles races par des méthodes scientifiques […] Il fit tant d’adeptes que les autorités, alarmées, l’exilèrent avec ses 59 999 disciples dans l’île de Patmos […] furieux contre Allāh, M. Yacub résolut de se venger en créant une race diabolique, une race décolorée, blanche […] M. Yacub voulut enfreindre les lois de la nature ; il eut l’idée d’utiliser ce que nous appelons aujourd’hui la structure des gènes récessifs pour séparer les deux germes, noir et brun. Cela fait, il devait greffer le germe brun à d’autres germes bruns pour qu’apparaisse une progéniture toujours plus claire, plus faible, plus apte à faire le mal. C’est ainsi qu’il devait créer la race blanche […] Au bout de six siècles, elle quitta l’île et rejoignit les Noirs sur le continent. En racontant des mensonges, en dressant les Noirs les uns contre les autres, la race diabolique transforma en six mois leur paradis terrestre en un enfer. »[5] |
Comme des milliers d’autres Afro-Américains, ce sont ces trois conceptions de la religion – aussi distantes soient-elles d’une religion traditionnelle et fitrique[6] – qui ont répondu, sur trois plans, à sa vulnérabilité.[7]
Premièrement, il s’est construit, comme tout enfant, à partir de l’image de ses parents : affaiblis, constamment humiliés et persécutés. L’absence de repères stables durant l’enfance de Malcolm crée un vide affectif, offrant un terrain fertile à l’idolâtrie d’un imposteur comme Elijah Muhammad, qu’il considérera alors comme un père, comme un sauveur.
Deuxièmement, la NOI donne sens à sa haine et avance une origine divine à son ressentiment contre les Blancs. Durant son enfance, il a tenté, dans un premier temps, de se contenir malgré l’exclusion constante en raison de sa couleur, mais, par la suite, l’agressivité l’emporte et devient pour lui signe de force. Grâce à la NOI, sa colère et sa haine deviennent non seulement légitimes, mais peuvent dorénavant servir la cause des Noirs. Il dira plus tard qu’en pensant se désaliéner, en réalité, il ne faisait que s’aliéner une deuxième fois.
En troisième lieu, l’attirance par la rigidité des pratiques est un signe du déséquilibre ressenti dans l’enfance et la jeunesse. Son laxisme par le passé le pousse à rechercher la restriction et la NOI lui procure, dans les grandes lignes, le cadre que peut procurer une spiritualité à l’Homme, un espace de sécurité. Mais, alors que l’Islam authentique offre un cadre de vie à l’humain l’invitant au juste milieu, la NOI, quant à elle, désire transformer les Afro-Américains en clones. Leur pratique « religieuse » est fondée sur la frustration, la peur et les inégalités et non sur la paix, l’amour et la fraternité.
{Nous avons fait de vous une communauté du juste milieu.} (Coran, 2 : 143)
À sa sortie de prison, Malcolm X grimpe rapidement les échelons du Mouvement. Il devient pasteur (l’équivalent de l’imam dans la NOI) dans un « temple musulman[8] », puis, commence à en fonder d’autres partout aux États-Unis[9]. Il est acclamé de toutes parts, voyage d’une ville à l’autre, d’un État à l’autre, et commence même, selon certains dires, à faire de l’ombre au « Prophète » de la NOI, le grand Elijah Muhammad. Les médias se font un malin plaisir à le mettre en avant et à populariser son message : il est invité à la radio, à la télévision ; l’homme noir qui traite les Blancs de diables intrigue les Américains. Ses prêches enflammés, mettant en exergue les déplorables conditions de vie des Noirs en Amérique et appelant à s’organiser, attirent des dizaines de milliers de sympathisants. Des nouveaux temples, ouverts grâce aux donations des disciples, accueillent alors, un peu partout, la communauté toujours croissante de la NOI.
Pourtant, dès le début des années 60, l’expansion du Mouvement commence à s’endiguer. Des rumeurs liées au mode de vie d’Elijah Muhammad vont entacher la NOI. De son coté, Malcolm se fait de plus en plus d’ennemis de l’intérieur, d’aucuns considèrent qu’il a pris trop de place dans le Mouvement et qu’il est temps pour lui de prendre des distances. À la suite d’une déclaration publique non autorisée par la NOI, il sera alors « temporairement » condamné au silence par le « vénérable » Elijah Muhammad en personne…
A suivre…
Article publié sur : https://raisonnances.net
Malcolm X (et Alex Haley), L’autobiographie de Malcolm X, Paris, Presses Pocket, 1993
Tariq Ramadan, La vie de Malcolm X, https://www.youtube.com/watch?v=0pnapPMPEWA
[1] Malcolm X (et Alex Haley), L’autobiographie de Malcolm X, Paris, Presses Pocket, 1993, p. 136.
[2] Malcolm X, op. cit., p. 142.
[3] Malcolm X, op. cit., p. 129.
[4] Paroles tenues lors d’un sermon du Prophète (ﷺ) peu de temps avant sa mort, près du mont Arafat, devant des dizaines de milliers de compagnons.
[5] Malcolm X, op. cit., pp. 142-150
[6] Propre à la fitra, la nature originelle de l’Homme.
[7] Tariq Ramadan, La vie de Malcolm X.
[8] Les membres de la NOI se réunissent au temple et non à la mosquée. Beaucoup de pratiques et de qualificatifs du Mouvement sont calqués du protestantisme.
[9] Malcolm X a « fondé ou aidé à fonder la plupart des cent et quelques mosquées [temples] ouvertes dans les cinquante États Américains. Il m’arrivait de sillonner l’Amérique d’est en ouest, trois ou quatre fois par semaine. Souvent je ne dormais qu’en avion. » Malcolm X, op. cit., p. 252.
Image : Elijah Muhammad avec, à sa droite, Malcolm X.